Émerveillement
Hier soir, j’ai fait une longue promenade dans le quartier en me focalisant sur les petits objets, les détails insolites de l’environnement. Ce qu’il faudrait éviter, selon les maîtres de la non-dualité, pour se concentrer sur celui qui regarde. C’est pourtant là, justement, que je découvre la vraie nature des choses – d’une réalité qui dépasse la fiction ou l’imagination – et que je ressens un constant émerveillement.
Je regardais des choses insignifiantes, que personne ne voit, auxquelles il n’y a aucune raison de prêter attention, comme des détritus, des objets abandonnés depuis longtemps au bord du trottoir, ou d’autres qui ont toujours leur utilité mais sont dans un état d’extrême décrépitude : des choses qui ont été un jour neuves et étincelantes et ne sont plus qu’un pâle reflet de l’éclat de leur jeunesse, mais qui ont gardé leur âme.
J’ai contemplé des amas de fils électriques enchevêtrés qui pendent du ciel, connexions aléatoires au téléphone ou à l’internet ; un minuscule portail bleu vif, fraîchement peint, au milieu d’une vieille barrière à moitié effondrée sous les mauvaises herbes ; une paille violette, rebut impérissable de notre société de consommation, tombée au pied d’un arbre après son usage éphémère entre les lèvres d’une jeune fille et un smoothie à la mangue.
D’autres jours, je regarde les objets communs, les fleurons de la technologie, de la publicité et de la production de masse, ceux qui font tellement partie de notre environnement quotidien qu’on ne les voit plus, mais qui, individuellement, ont chacun leur histoire, leur fonction et leur beauté.
Le lundi soir, je regarde les personnes que je côtoie dans la rue et au grand marché hebdomadaire de mon quartier : je suis fasciné par l’innocence paisible des petits enfants, la sage résignation des vieillards et l’allure sereine et bienveillante des gens ordinaires qui font leurs courses en fin de journée. Derrière l’apparence banale, gracieuse ou troublante de chacun, je vois leur beauté intérieure qui brille au milieu de la foule, et répond à mon regard par un sourire.
L’impermanence, c’est ce qui saute aux yeux, partout, mais aussi la présence d’une intelligence suprême qui semble orchestrer parfaitement ce chaos apparent. Et c’est ce paradoxe, ce contraste imperceptible qui donne naissance à la pure vision du monde, et en même temps à l’improbabilité du réel. C’est dans le mystère de ces manifestations insolites que naît la perception éveillée qui transcende toute présence d’une personne qui voit et qui connaît, le knower cher aux adeptes de la non-dualité, car elle est inséparable de l’infinie créativité du monde phénoménal, elle est émerveillement absolu et n’a besoin ni d’un témoin ni d’une conscience, aussi pure soit-elle, pour resplendir spontanément dans la variété infinie de ses improbables formes.
Car ce n’est pas par la conscience, mais par les milliards de cellules de notre corps, et les milliards de particules qui constituent chacune d’elles, que nous faisons partie de la réalité et de l’unité absolue et impersonnelle de son infinie diversité. Où, dans cette indicible plénitude, un Soi pourrait-il trouver la place de poser ses grands pieds sans écraser une irremplaçable partie de la réalité ?
19 novembre 2017, Chiang Mai