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Moustiques

233 Painted Townscape in Denver

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Depuis mon retour, il y a beaucoup de moustiques à la maison, peut-être à cause des fuites d’eau qui inondent un coin du cagibi. J’ai essayé un tortillon et des bombes, et finalement je trouve ces moyens encore plus désagréables que les moustiques. Les moustiques nous laissent quand même des moments de répit, eux non, on les sent sans arrêt. Cela m’a donné l’occasion de me poser de nombreuses questions sur ces curieux et désagréables petits insectes. Je crois qu’ils sont attirés vers l’homme par l’odeur, mais voient-ils aussi ? En tout cas, ils sont assez habiles pour nous piquer subrepticement quand on ne s’occupe pas d’eux, et disparaissent dès qu’on les cherche. Est-ce qu’ils voient ou sentent quand on les regarde ou cherche à les attraper ? Ils ne volent pas très vite, mais par saccades et d’une façon imprévisible, sans jamais s’attarder longtemps à un endroit, aussi il est difficile de les attraper. On les voit bien sur un fond blanc, mais ils disparaissent sur un fond foncé où notre œil a de la peine à se focaliser pour les repérer.

Il faudrait habiter dans des pièces blanches et vides, mais comme notre champ visuel est loin d’être sphérique, ils en sortent très vite et on est obligé de tourner la tête ou de se retourner, mouvements trop lents pour pouvoir les suivre. Bien sûr, le problème se complique quand il y en a plusieurs : le regard s’égare en en suivant deux ou trois, et finalement on n’en voit plus aucun. Par contre, s’il y en avait cent, on en aurait toujours une dizaine dans notre champ visuel et on en écraserait un ou deux presque à chaque coup en frappant des mains au hasard. Il serait intéressant de savoir quel pourcentage de la sphère qui nous entoure correspond à notre champ visuel. Je crois qu’on a deux champs visuels, un dans lequel on voit tout avec précision et un champ périphérique, plus étendu, où l’on voit par exemple si quelque chose bouge. Une autre caractéristique des moustiques, ils piquent à travers les habits. Voient-ils à travers les habits ? Sans doute, un tissu est pour eux comme un treillis. Je crois qu’ils voient aussi les veines et les artères à travers la peau et savent exactement où planter leur trompe. 

À quoi servent les moustiques ? Ne sont-ils nuisibles que pour l’homme ? En plus de leur désagréable piqûre, ils transmettent infections et maladies. Normalement, on ne sent pas quand un moustique vous pique. Parfois pourtant, quand on est dans un état très sensible, on le sent, mais c’est déjà trop tard. Par contre l’enflure et la douleur viennent quelques minutes plus tard, et pour les moustiques d’ici, elles ne durent pas très longtemps, peut-être dix à quinze minutes, si on ne gratte pas, bien sûr. Mais il y a des peaux sur lesquelles la douleur dure plus longtemps et l’enflure est plus grosse. Certaines personnes sont plus attaquées que d’autres, et il y en a, paraît-il, qui ne le sont jamais. J’ai essayé une fois, pendant ma méditation, de leur parler pour qu’ils me laissent tranquille, mais je n’ai pas eu un complet succès. Peut-être aurais-je dû insister, et avec le temps, y serais-je arrivé ? 

Il semble aussi que les moustiques nous attaquent plus si on est désœuvré que si on est actif ou concentré à une tâche. Quant à savoir s’il faut les tuer, je ne sais pas. Les bouddhistes considèrent que ce sont des êtres vivants, et un de leurs préceptes* est de ne pas tuer les êtres vivants. Il faut donc se laisser piquer, essayer de les chasser, ou se protéger d’une moustiquaire, comme Alexandra David-Néel. Ne les tuait-elle jamais ? 

La nuit tombe sur le lagon, c’est très beau, et il n’y a aucun moustique ce soir. 

Si on arrive à ne plus être la victime des bêtes féroces, pourquoi n’arriverait-on pas à ne plus être la proie des moustiques ? Je n’en suis pas encore là, mais je ne désespère pas. Les moustiques ne me piquent pas beaucoup, et très rarement quand je suis avec d’autres personnes, dont ils semblent préférer le sang. Je crois que la première chose est de ne pas en avoir peur, et de trouver l’attitude juste à leur égard. Encore quelques années de pays tropicaux et je trouverai la réponse à ce problème. 

Il fait presque nuit, je vais aller finir ma valise. Demain matin, je fais escale à l’île de Pâques.


* Préceptes (pali : sikkha-pada) : ce sont des conseils de comportement que le pratiquant du boud­dhisme s’efforce de suivre pour éviter de causer de la souffrance – mais créer au contraire du bien-être – pour soi-même et pour autrui. Les préceptes ne sont pas des commandements, mais des suggestions de pratique. L’enfer ou le paradis auxquels sont promis ceux qui respectent ou non les préceptes ne sont que les misères ou les joies qui résultent de leurs actions. Les bouddhistes laïques pratiquent cinq préceptes : s’abstenir de tuer des êtres vivants, s’abstenir de prendre ce qui n’est pas offert, s’abstenir de conduites sexuelles inappropriées, s’abstenir de mentir, s’abstenir de consom­mer des boissons alcoolisées ou d’autres substances intoxicantes (dans le sens de « produisant inattention et insouciance »). Chacun de ces préceptes peut être compris à différents niveaux, et chaque personne décidera pour elle-même du niveau de raffinement qu’elle entend donner à sa pratique.

 

9 janvier 1986, Faaa (Tahiti)

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