Chaos et lâcher-prise
Je trouve dans le livre Tao of Chaos, de Katya Walter, les idées que je poursuis déjà depuis plusieurs années, mais un peu dans le vague : l’idée des patterns et du chaos, et de leurs correspondances. Ce serait la structure de l’univers et de toutes choses : une structure qui se reflète dans l’ADN de la vie, et aussi dans le Yi Jing*. Mais je ne suis pas encore arrivé au point, s’il existe, où l’on peut vraiment comprendre cette structure et la contrôler. Je sens par contre, dans mon étude du Yi Jing, qu’il y a quelque chose dans ce système qui va plus loin qu’un simple oracle, une vérité plus profonde, plus essentielle, qui sous-tend toute chose. En même temps, depuis quelques années, j’ai l’impression que mon esprit devient plus chaotique que précis et logique, ce que j’ai la tendance et l’habitude d’attendre de lui. Parfois, je me demande si c’est un bien – l’accès à un autre niveau de conscience moins linéaire – ou si c’est un signe de sénilité précoce, et cela m’inquiète. Il semble que je n’arrive plus à faire les choses comme avant, en suivant un processus linéaire de cause et d’effet, ou que je ne suis plus motivé ; je plane dans une brume insaisissable et changeante, tourne en rond sans jamais arriver à rien, et ressens insatisfaction et lassitude. J’aurais envie de me laisser porter par ces patterns chaotiques et ne rien faire – le wu wei* – plutôt que fonctionner avec préméditation et intention pour atteindre des buts précis et une certaine perfection : des objectifs qui me semblent illusoires.
Dans ce lâcher-prise pour goûter au wu wei et au flux chaotique et irréel des choses, il y a aussi une perte d’identité : je me rapproche du non-soi ; c’est pourquoi l’ego s’inquiète et s’agite, essaie de se rattraper à n’importe quoi pour survivre, et m’attire inlassablement dans toutes formes d’activités, de distractions, de quêtes, d’idées… Je me laisse généralement prendre à son jeu, mais ensuite je n’arrive à rien, et me retrouve insatisfait et frustré, essayant de surnager dans ce chaos incohérent et insaisissable (improductif et sans issue) qui serait la vraie nature de l’existence. Je devrais carrément franchir le pas, accepter le chaos, l’accueillir, m’y abandonner en me laissant porter par les patterns analogiques de son flux, et cesser de poursuivre des buts mondains, dont des années de désenchantement m’ont montré la nature illusoire et futile.
Ne rien vouloir atteindre, achever, réaliser, obtenir, trouver, devenir. Cesser de projeter, faire, dire, aller, penser… Simplement être là, et laisser les choses se faire spontanément, par elles-mêmes, sans intervenir, manipuler ou s’inquiéter ; sans préméditer ni désirer quoi que ce soit. Mais vivre : se laisser utiliser par la nature selon ses besoins, la servir naturellement et spontanément en répondant à ses demandes lorsqu’elles se manifestent comme notre devoir vis-à-vis d’elle, sous forme de générosité, bienveillance, enseignement… Entre temps, pas besoin de s’inquiéter, penser, planifier, simplement reposer dans la paix et la sérénité, la joie et le contentement, le point tranquille autour duquel tournent les patterns du chaos, sans intervenir ni se prendre au jeu ; mais laisser les choses telles qu’elles sont, sans s’identifier ni s’attacher à leur danse fallacieuse. Cela me semble facile quand je suis assis dans un aéroport, seul et immobile au milieu d’un monde étranger, auquel personne ne semble appartenir ni s’identifier, où tout le monde est de passage…
Mais c’est plus difficile quand je suis chez moi, parmi de mes objets familiers, là où sont ancrées mes habitudes, où s’enchaînent mes activités quotidiennes, au milieu de ce qui m’apparaît comme le connu, et me semble permanent, satisfaisant, contrôlable et mien. C’est peut-être pourquoi j’aime bien les voyages, être anonyme dans un lieu de passage, attaché à rien, insaisissable. C’est là que je me sens vraiment libre des asservissements du superficiel, libre d’être seul avec moi-même, avec l’essentiel, sans craintes ni angoisses ; en attendant simplement le prochain départ, le prochain avion, dans un no man’s land au-delà du monde, et pourtant au milieu de lui, où il n’y a rien à faire, et où je me trouve en contact direct avec l’inspiration et la sagesse de ma vraie nature. Être un exilé, sans domicile fixe, sur la route vers… nulle part !
* Yi Jing (chinois) : littér. le classique des changements. Il s’agit du Livre des mutations, un des classiques de la culture chinoise qui décrit 64 situations types représentées par des hexagrammes. Le Yi Jing est un livre de sagesse que les Chinois utilisent depuis plus de trois mille ans comme oracle. Les noms des hexagrammes ainsi les textes du jugement et des lignes mentionnés sont empruntés à la traduction littérale de Cyrille Javary (Yi Jing, le livre des changements, de Cyrille Javary et Pierre Faure).
* Wu wei (chinois) : littér. ne pas faire, non-action. Le wu wei est une philosophie de vie prônée par les taoïstes, qui consiste à s’abstenir de toute intention d’accomplir quoi que ce soit. Le pratiquant du wu wei se contente de suivre le flux de la vie en répondant spontanément aux besoins et aux demandes qui se présentent.
19 mai 1997, aéroport de Bangkok